Redonner la parole aux étudiants

Pourquoi faut-il laisser place à l’expression des opinions des étudiants et des participants en cours ?

Par Laurent Bibard, Professeur de Management à l’ESSEC depuis 1990.
L’enseignement est pour lui un engagement au service de l’avenir. Cette mission joue également pour lui un rôle essentiel dans la recherche, en particulier au travers de l’effort de clarification à quoi elle oblige.

L’une des raisons essentielles de la pertinence d’interroger les étudiants ou participants de toute formation ou cours sur quelque thème que ce soit peut être renvoyée à un argument qui remonte aux tout débuts de la philosophie en Occident, argument certes radical, mais clair et significatif.

Demander leur avis aux étudiants ou aux participants d’un programme quelles sont leurs attentes et/ ou leurs hypothèses sur le contenu qui sera enseigné, abordé, travaillé suppose que les participants ont quelque chose à en dire. Cela suppose que l’on sait « toujours déjà » ne serait-ce qu’intuitivement, quelque chose du contenu que l’on va apprendre, ou au moins que l’on en suppose la pertinence voire la nécessité. Il en va évidemment autrement lorsque des personnes n’ont absolument aucune idée de ce qu’elles vont apprendre, ce qui n’est sans doute en fait jamais tout à fait vrai. Cela n’est sans doute jamais tout à fait vrai, car il est inhérent à l’humain d’être toujours déjà en cours d’éducation : l’humanité est si faible à l’origine, autrement dit les petits d’homme sont si vulnérables, qu’ils sont bien plus longtemps et significativement pris en charge par les adultes qui les précèdent dans l’existence, et sont donc toujours déjà en cours de formation, d’apprentissage, d’éducation. L’humain est à la fois la possibilité essentielle d’être perdu, isolé, « hors » du monde, et appartenant d’une manière ou d’une autre à une communauté, en cours d’acquisition de tous les outils nécessaires, sur les plans matériel et culturel, pour se débrouiller efficacement dans le monde et y prendre sa place.

Partons donc de l’hypothèse que des étudiants et/ou des participants d’un programme quelconque anticipent « toujours déjà » ne serait-ce que partiellement, le contenu qui va leur être enseigné. Alors on peut dire que toutes les opinions, aussi absurdes puissent-elles paraître à première vue, des dits étudiants ou participants sont bonnes à prendre. Pour quelle raison ? Si l’on prend à la lettre la position des philosophies dites « éléatiques » qui remontent à plus de 2500 ans, on peut dire que la vie ou l’« être » est tout ou rien. Autrement dit, il n’y a pas selon ces philosophies de niveau intermédiaire entre « être » entièrement d’un côté, et n’être rien de l’autre. Une conséquence très simple – et donc radicale, comme indiqué tout à l’heure – d’un tel point de vue, est que l’on ne peut jamais à la fois se tromper absolument, donc être dans l’erreur ou le néant du point de vue de la connaissance ou de la pensée (donc au départ, de l’opinion), et vivre. Autrement dit, si quelqu’un vient à se tromper absolument, il ou elle en perd automatiquement l’être ou la vie. Et inversement, si quelqu’un exprime une opinion qui semble totalement fausse voire scandaleuse à son entourage mais n’en meurt pas, alors ce quelqu’un a nécessairement raison au moins en partie. Comme le dit de manière très suggestive le philosophe Eric Weil, il y a alors au moins « la vérité d’un problème ».

Bien évidemment les philosophes « éléates » ont tort. Il n’y a pas tout ou rien comme ils l’affirment, et la vraie vie est infiniment plus subtile, sans cesse faite de faux-semblants et d’erreurs, à tel point que l’on a pu dès Platon faire de la possibilité même de l’erreur et du mensonge le cœur même de la vérité ! Mais le point de vue « éléatique » est extrêmement utile méthodologiquement et pédagogiquement parlant, car il implique et impose de donner dans une salle de classe la parole à toutes et tous sans exception, et à partir de la prise de parole et de l’échange, de travailler à extraire ce qui est vrai ou ce qui semble le plus vrai de tout ce qui est proposé. Ceci partant donc du présupposé que tant que quelqu’un exprime bien vivant un avis quelconque, alors cet avis doit être entendu, ne serait-ce que comme signe que dans ce qui est exprimé est recelé une part de la vérité sur ce dont il est question dans l’échange.

D’expérience, ce parti-pris qui étonne toujours au premier abord les étudiants et participants toujours prêts d’une manière ou d’une autre à se juger les uns les autres, à hiérarchiser a priori les opinions sans enquêter plus avant (du coup, à la limite, sans rien apprendre), se révèle exceptionnellement fécond pour embarquer tout le monde dans une réflexion exigeante, qui accorde le bénéfice du doute à tout avis pour autant qu’il soit approfondi, précisé, argumenté – bref, rendu « discutable » au meilleur sens du terme.