Chers collègues, les slides c’est nous !

Par Laurent Bibard, Professeur de Management à l’ESSEC depuis 1990.
L’enseignement est pour lui un engagement au service de l’avenir. Cette mission joue également pour lui un rôle essentiel dans la recherche, en particulier au travers de l’effort de clarification à quoi elle oblige.

Enseigner dans une classe est un phénomène collectif. Cela est évident mais personne n’en parle assez pour en mesurer les conséquences. Puisque c’est un phénomène collectif, on peut dire que c’est un acte politique, au sens le plus noble du terme. Un acte politique demande de prendre en compte la diversité spontanée des représentants d’un public. Nul n’est identique à sa voisine, à son voisin. Or, rien de cela n’est … enseigné aux professeurs lorsqu’ils entament leur carrière. Ni dans le public, ni dans le privé qu’on pourrait croire éventuellement mieux loti, en particulier au niveau de l’enseignement supérieur.

Mais la focalisation – légitime jusqu’à une certaine limite – sur la manière dont doit se faire de nos jours la « recherche » (publications dans le respect des classements internationaux) ne favorise pas l’apprentissage de ce qu’est la rencontre avec un public, lorsqu’il s’agit d’enseigner en particulier des notions aussi délicates que l’éthique, la RSE, ou les dynamiques décisionnelles. Quel que soit le public – qu’il s’agisse de formation permanente ou de formation initiale -, il est essentiel de partir d’où se trouvent les étudiants ou les participants. C’est-à-dire de les interroger sur leurs hypothèses et sur leurs attentes quant au sujet du cours. Ce n’est qu’à partir de là que le « ciblage » du contenu peut devenir pertinent pour toutes et tous.

La difficulté est en revanche immédiatement que les attentes sont nombreuses et variées, et il est indispensable que le professeur s’adapte à cette variété et à ces différences. Peut-il le faire cependant si la présentation du cours se fait sur la base d’un plan pré-établi, typiquement préparé à l’avance grâce à un document Powerpoint ? Il me semble que c’est impossible, et contreproductif. Car l’effet du suivi de diapositives sur un écran est tôt ou tard que l’intervenant s’adresse à l’écran et non aux étudiants ou participants qu’il ou elle a en face de lui ou elle, et qu’en conséquence le professeur est comme « absent » de la salle où il ou elle enseigne pourtant. De ce point de vue, ce petit texte est un appel aux collègues : pour celles et ceux qui ne l’ont jamais encore fait, essayez l’enseignement sans autre support que vous-même, et la rencontre risquée avec le public en retournant aux techniques anciennes des tableaux blancs ou noirs, qui permettent d’écrire ce qui se joue au présent des échanges avec les participants sur les deux plans du contenu et de la forme – et donc de dérouler l’enseignement en tenant compte de la progression de chacune et chacun. Est alors visible sur le support l’échange en train de se faire. Et s’il faut qu’il soit formalisé et distribué a posteriori, il reprendra authentiquement l’unique façon dont le contenu a été présenté cette fois-là et à tel public en de telles circonstances et aucune autre.

La méthode – totalement classique en un sens – est révolutionnaire, dans un monde où l’on sait de moins en moins d’une part ce qu’est un corps, et que nous, humains, non seulement « avons » un corps (que nous présupposons disponible à l’envi), mais sommes un corps. Quand bien même nous utiliserions de plus en plus de technologies, éventuellement intégrées à notre organisme comme le souhaitent et projettent les transhumanistes, le seul support fondamental que nous avons pour notre perception (et donc notre compréhension au présent de quelque situation que ce soit) est notre corps. De la même façon, le seul et unique support de notre mémoire (passé) et de nos désirs ou projets (futur) est encore le corps que nous sommes avant que de l’avoir et d’en disposer disons « librement ». Le corps que nous sommes est le socle et la condition de possibilité de notre rapport au temps, il en est le lieu par excellence. C’est à partir de lui que tout langage et donc toute rencontre est possible. Le pari pédagogique est ici que ce soit strictement sur cette base que l’on ré-apprenne le risque que représente tout enseignement.

Pour mesurer l’enjeu de ce parti pris, il faut revenir à l’aspect politique de l’enseignement, et à ce qui se joue pendant un cours.

Tout enseignement est pris entre deux extrêmes, celui de l’hypothèse qu’il n’y a qu’un sachant, qui « remplit » les bouteilles vides que sont les étudiants ou les participants. C’est l’hypothèse classique conforme à un « leadership » autoritaire. Le sachant distribue unilatéralement son savoir et les participants sont a priori censés ne rien savoir. L’autre extrême vers quoi tendent souvent sans s’en apercevoir les pédagogies « inversées », présuppose que les participants au fond « savent » déjà tout, et que le rôle du professeur n’est que celui d’un catalyseur à la limite inutile. Nous serions dans une forme idéalisée d’« anarchie » au sens strict, aucun pouvoir ou aucune verticalité (hiérarchique, fonctionnelle etc) n’étant nécessaire ni de mise car tout le monde étant d’emblée, non seulement sur le principe, mais en réalité, toujours déjà « égal » à tou(e)s les autres. Cela a été identifié depuis bien longtemps (cf l’enjeu du Ménon de Platon), et tout enseignement est « entre » ces deux extrêmes, les étudiants ou les participants en savent toujours déjà assez pour avancer sur certains plans d’eux-mêmes, mais jamais encore assez car sinon le cours qu’ils suivent serait déjà devenu inutile. Si l’on prend au sérieux ce constat, le rôle d’accoucheur du professeur est inséparable de celui d’un transmetteur de savoirs dont les participants ne sont par principe pas encore avertis (ils peuvent savoir des choses par ailleurs, sans avoir encore découvert qu’ils les savent). En outre, si les étudiants ou les participants savent toujours déjà quelque chose, il est toujours possible qu’il s’agisse de savoirs dont le professeur ne dispose pas de son côté : il n’y a pas omniscience du professeur, quel que soit le contenu enseigné. Cela veut dire que le phénomène de l’enseignement est fondamentalement incertain, car peuvent émerger n’importe quand, s’ils sont bien menés, au gré des échanges, de nouveaux contenus, de nouvelles façons de comprendre un thème, de problématiser un enjeu, etc. C’est dans cet horizon que l’on peut comprendre l’affirmation fréquente selon laquelle un bon cours est un cours pendant lequel le professeur en apprend tout autant si ce n’est plus que ses étudiants.

Deuxième conséquence essentielle du statut fondamentalement en porte-à-faux de l’enseignement, pris entre autorité hiérarchique du « sachant » et égalité ultime de toutes et tous devant le savoir : le processus d’enseignement consiste en une fabrication collective de sens (sensemaking). Il y a bien un contenu donné par le professeur, mais l’appropriation dudit contenu est structurellement constitutive du processus d’enseignement, et elle revient à la reconnaissance du sens de ce qui est appris, lequel sens est corroboré, discuté, travaillé en relation avec le professeur. Ceci implique, quelle que soit la structuration d’un cours (une journée de formation permanente, un trimestre de formation initiale, etc), de se souvenir autant que possible de tout ce qui est discuté et de la façon dont c’est discuté. Car c’est en particulier en ré-interprétant sans cesse ce qui a été dit en direction d’une compréhension nouvelle d’enjeux initialement discutés, que se fabrique la compréhension collective unique en quoi consiste tel ou tel cours donné. A la fin d’un tel processus, une fois le cours fini, les participants peuvent idéalement se retourner sur l’ensemble de la dynamique qui les a conduits du point de départ – « pourquoi venez-vous à ce cours, de quoi supposez-vous que nous allons parler, en quoi cela est-il important pour vous ? » – au point d’arrivée – « Ah ! C’est vers cela que nous allions ! et j’ai compris entre-temps que je savais déjà cela cela et cela, mais que j’ignorais éventuellement totalement jusqu’à telle problématique donnée etc ».

Voilà l’apprentissage en route !

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